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littérature romande - Page 8

  • Une Passion noire

    par Jean-François Duval

    Passion noire jpeg.jpgUne Passion noire. C’est par cette expression que, d’entrée de jeu, le narrateur du nouveau roman de Jean-Michel Olivier paru à l’Age d’homme désigne ce qui donne un sens à sa vie : l’écriture, la littérature. Il a 35 ans, lit Michel Leiris (fameux auteurs de L’Age d’homme…). De sa mère qu’il surnomme Mégère (Kerouac appelait la sienne Mémère), il a les yeux verts et l’on ne sait de qui il tient son long nez sinon peut-être de Pinocchio, car tous deux jouissent du même merveilleux privilège de faire de l’affabulation leur terrain de jeu favori. Un domaine où l’on se régale jours et nuits (comme dans cet autre roman d’Olivier, Nuit blanche, 2001) de quantité de mots et de phrases d’une précise et limpide exactitude. Mots dont le narrateur avoue se nourrir avec une belle et exigeante fringale. 

    En cela le narrateur de Passion noire, qui se nomme Simon Malet, se révèle à l’évidence l’un des avatars de Jean-Michel Olivier lui-même, qui nous a déjà donné de bien beaux romans, depuis La mémoire engloutie (Mercure de France, 1990) jusqu’à L’Amour nègre, prix Interallié 2010. 

    Jolie trajectoire pour un auteur romand dont, il faut y insister, l’écriture apparaît certainement comme l’une des plus fluides en Suisse romande, tant l’auteur semble faire preuve d’une déconcertante aisance et facilité (par opposition à la pesante lourdeur qu’on trouve chez tant d’autres). De Jean-Michel Olivier le lecteur a souvent l’envie de dire : cet écrivain-là écrit comme il respire. 

    Le narrateur cependant ne l’ignore pas : attention aux passions noires, elles sont vénéneuses ! D’autant plus quand il s’agit de littérature, tant la part de l’écrivain en ce bas monde – aujourd’hui plus que jamais – est devenue maudite. Qui s’y frotte s’y pique. Même si ses livres ne sont pas sans remporter quelque succès, le narrateur de Passion noire pourrait bien l’apprendre à ses dépens (n’y aura-t-il pas un retournement final ?). Il a son lectorat, un nom, des fidèles (surtout féminines) qui le suivent, une certaine reconnaissance. En dehors du temps qu’il peut consacrer au roman qu’il a en chantier, il lui faut naturellement nourrir son public de bien d’autres façons que par son seul talent d’écriture, c’est-à-dire satisfaire et répondre aux sollicitations et obligations qui sont celles de tout écrivain d’aujourd’hui. Il est invité à des colloques, en Europe, en Afrique, aux Amériques où il croise et retrouve ses pairs, soumis au même diktat. Il faut le savoir : les aventures et les tribulations d’un écrivain au XXIe siècle ne le cèdent souvent en rien à celles d’un Chinois en Chine. 

    C’est un secret de polichinelle : les événements littéraires – salons, rencontres, lectures, séances de dédicaces, etc – sont aujourd’hui devenus d’une importance capitale pour tout auteur qui souhaite percer et acquérir une certaine visibilité aux yeux du public. Unknown-1.jpegC’est d’ailleurs sans doute pourquoi plusieurs romanciers d’aujourd’hui se sont emparés de cette problématique pour en faire la thématique même de leurs ouvrages, en l’abordant d’un regard résolument critique (on pense par exemple au roman de François Bégaudeau, La Politesse, Verticales, 2015, qui serait à placer sur le même rayon que Passion noire). 

    Dans Passion noire, Simon Malet joue le jeu tout en en ayant parfaitement conscience : il semble bien que désormais le public ne sache plus vraiment jouir d’un livre à moins qu’il ne soit implicitement convenu qu’on puisse mettre un visage sur le nom de son auteur, le regarder à la télévision, le rencontrer, lui dire son admiration, souligner les points communs qu’on entretient certainement avec lui (« Ah, vous exprimez magnifiquement ce que je ressens ! »). 

    Voilà : la littérature tient désormais, pour le lecteur, dans un exercice d’admiration perpétuel, comme si d’ « admirer » l’amenait lui-même à se sentir davantage exister, à la façon d’un reflet, comme dans un miroir. Conséquence pour l’auteur : il est bien malgré lui amené à devenir l’INTERLOCUTEUR VIRTUEL de ses lecteurs et surtout lectrices, non pas en tant qu’écrivain mais en tant que personne. C’est-à-dire qu’on exige de lui qu’il jaillisse en lieu et place de son œuvre elle-même ! Si l’œuvre est lue, ce n’est que dans la mesure où elle offre un miroir dans lequel la lectrice (puisque le lectorat est essentiellement féminin) pourra se découvrir si belle, si belle… et mieux se révéler à elle-même. Si bien que le malentendu est le plus souvent complet : au contact de ses lectrices et pourvu qu’il n’ait pas écrit un simple roman à l’intrigue purement policière, tout auteur d’aujourd’hui s’aperçoit après trois phrases échangées que celles-ci n’ont pas lu, pas compris le livre qu’il a cru écrire… 

    Tout cela, le narrateur de Passion noire l’a très vite appris. Il s’y est fait, tous les auteurs s’y font. Il reçoit quantité de lettres de lectrices, ne répond qu’à quelques-unes, le plus souvent excédé, car il y a de la furie chez certaines admiratrices (chers amis écrivains, vous le savez comme moi). Unknown-2.jpegIl a compris ce dont témoignent des siècles d’histoire littéraire, depuis le roman courtois de Chrétien de Troyes jusqu’à Femmes de Sollers ou Cinquante nuances de Grey : ce sont les femmes qui lisent (les hommes ont autre chose à faire, comme de regarder un match de foot ou siroter une bière). 

    Mais au fond, si l’on passe sur les épopées homériques et les chansons de geste médiévales, la littérature a-t-elle jamais été faite pour le genre masculin ? Répétons-le : tout auteur qui pratique les salons du livre d’aujourd’hui le vérifie de manière objective et chiffrée : les femmes composent le 95% des gens qui s’arrêtent devant les stands, réclament des dédicaces, taillent une bavette avec l’auteur. Oui, l’écrivain qui ne veut pas mourir idiot doit écrire pour les femmes. 

    Disons-le par parenthèse : c’est à quoi ont dû se résigner non sans consternation d’illustres auteurs du passé comme Chateaubriand, Vigny, Balzac… Les uns et les autres ont dit leur accablement, leur malheur, leur honte même d’avoir déchu à ce point, en tant que « grands hommes », d’en être réduit à se servir de la plume plutôt que de l’épée. Flaubert est lâchement allé jusqu’à déclarer « Madame Bovary, c’est moi ». Même le barde d’Astérix, une sorte de sentimental et larmoyant Lamartine avant l’heure, témoigne à quel point l’activité littéraire, dès le départ, a pu passer comme ridicule et féminine en regard des exploits du tout puissant Obélix et du tout aussi viril et énergique petit Gaulois. 

    D’où l’une des premières leçons à tirer de Passion noire : il faut être bien courageux, avoir les couilles bien accrochées, au jour d’aujourd’hui, pour écrire encore des romans et croire encore que la littérature, comme au temps d’Homère et des grandes épopées, puisse avoir quelque semblant de virilité (je ne suis pas loin de penser que c’est pour cette raison-là que les nouveaux auteurs tendent à privilégier la veine du roman policier – le sang, le crime, les armes « font » virils et guerriers). 

    On l’a dit, le narrateur de Passion noire a pleine conscience de cette horrible fatalité. En dehors de sa mère, il est tout spécialement poursuivi par une universitaire américaine et – c’est littéralement le plus lourd de son calvaire – par une Marie-Ange Lacroix qui s’évertue à le persuader qu’on n’a jamais vu plus belles âmes sœurs que les leurs, que lui et elle sont absolument faits l’un pour l’autre, etc. Marie-Ange Lacroix, de lettre en lettre, exige de Simon Malet qu’il se rende enfin à cette évidence. 

    Avec ce décapant Passion noire, notre auteur poursuit dans une veine qui était déjà, au moins partiellement, celle de La Mémoire engloutie en 1990 : Unknown-3.jpegla satire, et tout particulièrement la satire sociale est omniprésente sous la plume de Jean-Michel Olivier. Et c’est alors du côté de Voltaire et de ses contes qu’il faudrait peut-être aller chercher des références (qui sait si l’auteur de Candide et de Zadig ne se serait pas emparé avec une même jubilation de la thématique qui a valu à J.-M. Olivier le prix Interallié pour L’Amour nègre ?) 

    Passion noire ne s’arrête cependant pas à la satire sociale, la critique va au-delà, elle est plus générale, touche plus profondément à nos représentations de la réalité. On pourrait avancer que J.-M. Olivier rejoint Guy Debord qui, dès les années 1960, avait dénoncé la « société du spectacle » vers laquelle nous avancions à grands pas, et dont la comédie littéraire d’aujourd’hui participe pleinement (au lieu de répondre à sa vocation critique). Unknown-4.jpegEn fait, à cet égard, Passion noire franchit un nouveau seuil : plutôt que de dénoncer la société du spectacle comme Debord, ce roman-là, et voilà qui est littérairement très efficace, nous propose LE SPECTACLE LUI-MEME DE LA SOCIETE DU SPECTACLE. En quoi Jean-Michel Olivier, avec une belle persévérance et cohérence, poursuit dans la même veine que dans son avant-dernier roman, Après l’orgie (tout juste sorti en Livre de poche), titre légitimement inspiré de Baudrillard et de ses réflexions aiguisées sur les pouvoirs de la simulation. 

    «Miroir, mon beau miroir, dis-moi…»

  • Passion noire, mon nouveau roman

    Encore quelques jours de patience… 

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  • L'écriture mosaïque (Jean-Louis Kuffer)

    images.jpegJournaliste, romancier, poète, essayiste, blogueur infatigable, mais aussi peintre et animateur de revue littéraire (Le Passe-Muraille, créé en 1992), Jean-Louis Kuffer a plusieurs cordes à son arc. Et une brassée de flèches dans son carquois. Également à l'aise dans le roman et la chronique littéraire (quiconque voudra connaître la vie littéraire en Suisse romande depuis quarante ans n'aura qu'à se plonger dans ses Carnets), il explore, dans chacun de ses livres, une nouvelle forme d'écriture.

    Aujourd'hui, avec La Fée valse*, son dernier livre, Kuffer entraîne le lecteur dans un vertige de personnages, de scènes fantasmées, de situations drolatiques ou tragiques, cruelles ou surprenantes. Ce sont des textes courts (une page au maximum), vifs, colorés. Chacun pourrait être le germe ou le noyau d'un roman. Mais Kuffer les garde à l'état de pépites. D'éclats. D'éclairs de poésie.  Si l'écriture — selon le mot de Cingria — est « l'art de l'oiseleur », Kuffer possède celui de la mosaïque. Chaque texte est une pierre savamment peinte (une miniature) qui trouve sa place et son sens dans l'ensemble du livre. 

    Unknown.jpegLe plus étrange, dans ce livre foisonnant et singulier, c'est que cette mosaïque humaine bouge et danse sans cesse. À peine a-t-on fixé un personnage qu'un autre le remplace ou entre dans la danse. Ici c'est une valse à trois temps au rythme tantôt rapide, voire effréné, tantôt mélancolique (« valse mélancolique et langoureux vertige » disait Baudelaire). Le lecteur, à chaque page, est pris dans ce vertige et invité, sans cesse, à changer de cavalier. Ce qui fait tout le charme et le force de cette Fée Valse qui fait danser les mots et valser les personnages de toutes les époques, de tous les pays, de toutes les langues. 

    * Jean-Louis Kuffer, La Fée valse, éditions de l'Aire, 2017.